Paroles de Juliette
- francoishada
- 16 juin 2024
- 4 min de lecture
Je m'appelle Juliette et j'ai 38 ans. Je suis conceptrice-rédactrice indépendante.
Je suis ce qu'on appelle une « intello précaire ». Je suis de ceux qui ont fait plutôt de bonnes études, dont on imagine qu'avec ça ils ont de quoi réussir dans la vie, et qui ont décidé de se lancer dans un domaine intellectuelle et le plus souvent une voie créative plutôt que rémunératrice. Je viens d'un milieu d'universitaire et d'intellos de gauche, des protestants, moins show-off, tu meurs. Jospin, Rocard ou Delors pourraient être de ma famille. Avoir la tête bien faite et travailler dur, faire les choses à fond et honnêtement. On ne m'a jamais dit de faire de l'argent, mais de faire de la valeur. Faire de l'argent pour faire de l'argent, ça n'a aucune valeur, réellement. Moi j'ai eu envie de sentir mes neurones bouger et je ne pensais pas, jeune fille enthousiaste que j'étais, que la précarité allait gagner sur le bonheur d'écrire. Pourtant j'adore mon métier. J'ai été journalistes, maintenant j'écris des textes pour des associations, des artisans, des créateurs éthiques ou bio, je bosse dans le web, j'écris pour la jeunesse, c'est parfait. Je serais la plus épanouie et la plus heureuse de l'univers infini si je gagnais ma vie.
La quête du graal, pour un indépendant, c'est d'avoir un fixe. Un client fixe, ou un petit boulot à temps partiel, quelque chose pour respirer. Au mieux du mieux, je sais comment payer mon loyer sur le trimestre. Il ne me reste pas grand-chose pour vivre et boire des coups, du coup je n'achète rien, moi qui suis une dingue de fringues et je voyage peu moi qui n'aime rien tant que partir. Le trimestre, c'est mon horizon, et au pire, je me débrouille toujours pour savoir au moins le mois prochain ce qu'il adviendra.
Heureusement on a inventé cette glorieuse et délicieuse béquille qu'est le RSA. Comme j'ai déjà une activité je ne le touche pas complètement. Je n'entrerai pas dans les détails complexes de « comment ça se passe les règles du RSA » qui sont aussi absurdes et inadaptées que peuvent l'être les règles de l'administration. De même je vous éviterai les affres du RSI. Le RSI c'est pour résumer la sécu des indépendants. N'importe quel médecin ou pharmacien vous regarde avec compassion quand vous leur dites que vous cotisez au RSI et pour cause, le système est lui aussi, complexe, inadapté, ubuesque.
Non, je ne profite pas du système, je cotise pour. Et non, le RSA ne me permet pas de vivre mieux qu'un français moyen avec 3 gosses loin de là, je touche entre 100 et 400€ selon les mois. Non, ça n'est pas la facilité. Je déteste avoir à justifier de ça, avoir à sortir les preuves que je suis précaire, pour aller au musée, à la pharmacie, dans les transports, j'ai honte. Ça n'est pas un choix, je ne profite de rien, ça n'a rien d'agréable. Dans les années 90s il y avait ces pubs, où un gamin allait en pharmacie demander des capotes en rougissant et en murmurant. Voilà. Ça, c'est moi quand je demande un tarif spécial et que j'avoue ne pas avoir de mutuelle. Ça n'a rien de drôle et ça n'a rien de facile.
Il n'y a pas que dans les cités ou au fin fond des campagnes que la précarité existe. Les pauvres ne sont pas tous visibles, et ils sont parfois étonnamment proche. Ce sont les profs de vos enfants, les chercheurs universitaires, les illustrateurs, écrivains ou éditeurs, les comédiens, les journalistes, les indépendants, les bibliothécaires... Ceux qu'on a tendance à mépriser, parce qu'ils ne triment pas c'est bien connu. Les profs, ils ne travaillent que 20h/semaine et ils sont tous incompétents, les artistes, ils ne servent à rien et sont bouffis d'orgueil. Graphiste, c'est un métier ça ?! Les journalistes, la lie de la société. Tous ces intellos de gauche qui achètent bio, qui s'indignent sur le sort des « migrants », qui ne jure que par Dylan ou Barbara. Salauds, profiteurs inadaptés et inconséquents. N'en jetez plus. La fange.
Je dois me justifier de travailler, à qui demande-t-on sérieusement de se justifier ? Je dois prouver que je bosse, que c'est réellement du travail, que ça mérite salaire. La double peine : Je dois me justifier de mon métier et des aides. Auprès de la société qui ne comprend pas pourquoi je ne fais pas un « vrai métier », parce qu'un vrai métier c'est métro-boulot-dodo, alors que moi pendant ce temps je cueille des coquelicot en fumant des joints. Et auprès de l'administration, parce que je dois les mériter, mes minimas sociaux. « Promis, je vais m'en sortir ». Mais merde ! On est sensé m'aider à m'en sortir, pas me juger et m'infantiliser !
J'ai vécu très longtemps à Paris, j'ai déménagé dans le sud-est voici quelques années pour retrouver la lumière, le ciel clair et franc qui me manquaient terriblement. Je suis heureuse, j'ai des amis, des amours, des emmerdes. J'ai un chat, un appart sympa, un boulot que j'aime. J'ai des problèmes d'argent et j'aimerais juste qu'au lieu de me pousser sous l'eau, on m'aide à sortir au moins la tête. Je ne demande pas des aides sociales, loin s'en faut. Et je n'ai aucune envie de m'enrichir, je veux juste pouvoir vivre au lieu de survivre. Je voudrais juste une société équitable, que les plus riches et les grosses entreprises paient pour que les plus petits s'en sortent. Un client voulait me recruter à mi-temps. Il avait plein de projets mais pour les mener à bien il avait besoin d'un « second ». Il n'a pas pu : malgré les aides, c'était trop pour lui parce qu'il venait de recruter une secrétaire. On s'en fout des aides, arrêtons d'ajouter des aides aux aides. S'il avait payé moins de taxes voire avait été exonéré parce que tout petit, que Total ou Areva en payaient plus à sa place, sans doute aujourd'hui, le RSA serait pour moi un mauvais souvenir. Et les justifications aussi.

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