Paroles de provocation
- francoishada
- 15 oct. 2024
- 3 min de lecture

Ils m’avaient prévenu. « Ici, c’est le trou du cul du monde ». Ils étaient 8, dont 3 retraités au minimum vieillesse, en province, dans la « diagonale du vide ». La première heure fut nourrie de provocations (au mieux).
À la question, « en quoi pensez-vous que le monde a changé », j’entends immédiatement « de nos jours, on est moins libres ». Moins libre, mais de quoi? À cause des normes ? Des limitations de vitesse? Des paquets de cigarettes normalisés ? Non… « Avant, quand j’étais jeune, le samedi soir, on descendait au bois, avec des manches de pioche et on pouvait casser du p**é. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, la chasse est interdite. » Gros rires gras entre eux. Provocation ? Je leur dis le problème que pose cette provocation, m’inquiète de leur vision du monde: « pédé, c’est pas naturel ». Et l’une d’eux signale que certains chiens ont des relations homosexuelles, ce à quoi il lui est répondu « pas chez nous ». Nouveaux rires pour se réconforter ou provoquer.
Cherchant à faire la part entre la provocation et le fond, j’essaye de creuser le pourquoi de cette violence, leur indiquant les conséquences pénales que de tels propos et idées, s’il en est, peuvent avoir. « L’humour » fut leur base de repli, tout en laissant traîner un « qu’ils nous foutent la paix! » paradoxal, puisqu’ils revendiquaient le droit à aller corriger ce qui les dérange et s’en sentaient interdit, ce qui n’était donc à leurs yeux pas normal.
Sont alors passés en revue ce qui ne va pas et les dérange. « Mais que les barbus rentrent chez eux! » « C’est rien que de la racaille, des chiens, ils vivent de nos impôts sans rien faire. » En leur demandant d’où ils tenaient ces informations (« avez-vous fait des recherches sur internet ?)», par exemple, j’entends « quoi internet? Tu veux dire Facebook? » Certains riront de cette réponse. Je la trouve tragique.
Chose intéressante, à mon sens, l’humour était une façon de régler le tuner, de faire baisser la tension quand je recadrais les sujets … pour mieux repartir sur un autre registre. Les deux femmes n’ont guère pris part à ces échanges, essayant plutôt de calmer le jeu.
Pourtant, en ayant éclusé ces sujets et leur indiquant que je ne voulais pas aller plus loin, ils sont tous redevenus de sympathiques, joyeux, attentionnés, parlant de leur ancien métier, de leur enfants et petits-enfants, critiquant de manière constructive le monde d’aujourd’hui. Des gens comme d’autres près de chez nous.
« C’est absurde ! J’ai dû aller à l’hôpital d’Orléans car y a plus d’hôpital ici. Ici, on m’a dit de faire venir une ambulance me chercher, eux, ils n’avaient pas le droit de m’emmener. Je ne sais pas pourquoi. Ils m’ont peut-être raconté des histoires. »
En veillant à ne pas corréler des mots à un vote sans vérification, je leur ai demandé pour quel parti ils votaient: « nous? On ne vote plus depuis longtemps. Je vais quand même pas voter pour des gens qui veulent tout m’interdire! » Et les échanges de repartir de plus belle mais dans un registre plus précis et plus du tout haineux. « Il y a trop de normes, je suis maçon mais je n’ai pas de quoi assumer les études demandées pour la construction d’une maison simple.… Moi, ta maison, je la construis sans problème, mais avec ces règles, je ne ramasse que les miettes que les grosses boîtes me laissent. » Et ce, conclut d’un « moi, j’ai jamais voté… et c’est pas demain la veille. »
Et d’autres d’avancer « avant, on était salarié ou à son compte, chacun ses problèmes. Maintenant, il faut être tous à son compte et salariés. » En d’autres termes, ils vivent de leur dépendance à la sous-traitance, sous pression des commanditaires. « Puis de toutes façons, les jeunes veulent plus bosser… » Et puis « pourquoi je dirais à mes gamins de passer le bac? Ça sert à rien. »
La ribambelle de ce qui peut sembler être des clichés avait sans doute une origine. Difficile de nommer avec précision le pourquoi d’une telle violence, sauf à tomber dans les analyses clés en main. Certes, ils ont le sentiment de mépris à leur égard. Eux qui se disaient si contents et fiers de leur travail, avant que « ça dérape », disent ne plus savoir comment faire entre les charges élevées, le prix de l’essence, les normes coûteuses et leur revenu très « petit ». Avant d’en conclure que ces personnes ne se rebellent qu’entre elles, avec la brutalité de ceux qui se noient et tentent de survivre, je sais qu’il me faut mener d’autres réunions.
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